Interview : Midio – Stranded
A l’occasion de la sortie de Stranded conçu par Peter Moorhead, nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec Midio – un des artistes de l’équipe de développement – à propos de l’expérience de jeu que propose ce titre si particulier. Les autres membres de l’équipe ont également apporté leur propre contribution à certaines réponses.
Game Sphere : Bonjour Lucas, nous sommes très heureux que vous ayez accepté de faire cet entretien avec nous concernant Stranded. Mais avant toute chose, pourriez-vous vous présenter – ainsi que l’équipe derrière Stranded – à nos lecteurs ?
Midio : Hey, merci pour cet entretien et l’intérêt que vous portez à notre projet, vous êtes toujours très sympa avec nous et c’est toujours un plaisir de contribuer à quelque chose. Alors, commençons par le commencement : je m’appelle Midio (en réalité mon vrai nom est Lucas, mais peu de gens m’appellent comme cela), j’ai 26 ans et vis actuellement à Campinas, une ville proche de São Paulo au Brésil.
Je suis un architecte de formation mais travaille dans le jeu vidéo depuis 2009 quand j’ai commencé à travailler comme testeur QA dans un studio de jeu vidéo de la région. En 2010, le studio me demanda de passer artiste et je démissionnai en 2012 pour passer indépendant à plein temps, m’occuper de mon propre studio – Alpaca Team – et travailler en temps qu’artiste free-lance. C’est comme ça que je rencontrai Peter Moorhead et commençai à travailler sur Stranded.
Peter est le game designer et programmeur – celui qui eut l’idée du jeu et rassembla toute l’équipe – Glauber Kotaki est en charge du character design et de l’animation des personnages (ndlr: il a notamment travaillé sur Rogue Legacy et contribue au projet Celestian Tales actuellement sur Kickstarter), Joe ‘Stux’ Edwards est le compositeur (ses morceaux sont extraordinaires), Steven ‘Surasshu’ Velema est le sound designer, et quant à moi j’étais chargé de dessiner tous les backgrounds du jeu.
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Game Sphere : Vous venez tous de pays différents, est ce que cela n’a pas rendu la chose plus difficile concernant le développement ? Beaucoup de studios décident de fonctionner de cette façon ces derniers temps, comment avez-vous fait pour que tout cela marche ?
Midio : Parfois c’était un peu compliqué puisque Glauber et moi-même vivons au Brésil (-3GMT), ce qui veut dire que nous avons un certain décalage horaire. Cela dit, ce n’était pas si grave, la plupart du temps Peter allait se coucher assez tard, ce qui fait que nous avions suffisamment de temps pour travailler ensemble et nous échanger nos progrès dans nos domaines respectifs. J’ai l’habitude de me lever et me coucher très tôt, donc j’essayais de me caler sur le rythme de Peter dès que je pouvais.
Nos différents backgrounds culturels n’étaient pas un problème non plus, j’ai le sentiment que l’on se rejoint la plupart du temps en matière de vision des choses et d’opinions. Tout le monde dans l’équipe est plutôt ouvert d’esprit et nous nous sommes souvent retrouvés à parler d’autres choses que le jeu sur lequel nous travaillions; ce qui était toujours sympa.
Peter : Ouais, je maintenais un rythme de sommeil assez crépusculaire. Je restais au lit jusqu’aux alentours de midi (ce qui correspondait à 9h du matin chez Lucas et Glauber), puis travaillais toute la journée jusque tard dans la nuit (environ 4h du matin) puisque Joe abattait la plupart de son travail tard la nuit également. C’était assez étrange de faire ça durant l’hiver (il y a eu certains jours où je ne voyais même pas la lumière du jour) mais ça a plutôt bien fonctionné au final pour abattre rapidement beaucoup de travail avec toute l’équipe.
Tout le monde semblait également être sur la même longueur d’onde concernant le concept; et quand j’ai commencé à recruter l’équipe, Glauber m’a même parlé d’une idée similaire qu’il avait eu il y a quelques temps. Parfois, vous sacrifiez quelque chose en faveur de la pluralité de voix créatives dans une équipe, mais comme tout le monde était sur la même longueur d’onde depuis le départ, le développement s’est déroulé sans accroc du début à la fin.
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Game Sphere : Combien cela fait de temps que vous travaillez sur ce projet ? Et comment avez-vous rejoint l’équipe ?
Midio : Peter m’a une première contacté en août 2013 et j’ai commencé à travailler officiellement sur le jeu en septembre. Donc cela fait à peu près sept mois que je travaille sur le jeu (wow le temps passe plutôt vite). Glauber a suggéré à Peter de me contacter puisque nous avions déjà bossé ensemble sur Deep Dungeons of Doom (Miniboss/Bossa) pendant un court laps de temps avant que je ne quitte le projet et qu’il avait adoré mon travail sur les backgrounds du jeu. Peter a jeté un œil à mon portfolio, a aimé ce que je faisais et m’a contacté par mail.
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Game Sphere : Maintenant, concentrons nous un peu plus sur le jeu lui-même : Stranded. Pourriez-vous nous présenter rapidement le jeu à nos lecteurs qui ne le connaîtraient pas encore ?
Midio : Stranded raconte l’histoire d’un astronaute qui s’est écrasé sur une mystérieuse planète inconnue. Vous ne savez rien à son sujet ni comment vous avez atterri ici. Vous savez en revanche que vous arriverez éventuellement à court de ressources si vous ne parvenez pas à trouver un moyen de vous échapper.
Il est assez difficile de coller une étiquette de genre sur Stranded, mais ce dernier incorpore des éléments d’exploration, d’aventure et de contemplation tout en utilisant des mécaniques caractéristiques du point & click.
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Game Sphere : Quelles sont les mécaniques principales du jeu ? Vous nous aviez parlé de cycles jour/nuit. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Midio : Le jeu est divisé en cycles jour/nuit qui constituent une partie essentielle du gameplay : comprendre quoi faire lors de chacun de ces cycles et dans quel ordre. Le jeu ne contient pas une horloge intégrée calquée sur l’heure qu’il est réellement chez le joueur, mais une horloge connectée au nombre de fois que vous jouez au jeu. Peter pourrait vous donner une explication plus technique de la chose, mais tous les backgrounds du jeu ont des versions jour et nuit, et j’aime vraiment plus particulièrement les versions nuit que celles de jour !
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Game Sphere : Je trouve que Stranded est un jeu plutôt mystérieux. De ce que j’en ai compris, c’est un point & click très axé sur l’histoire qui se déroule dans un environnement hostile ou – tout du moins – inconnu. On ne sait pas grand chose du personnage principal, pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
Midio : Stranded est un jeu plutôt mystérieux c’est vrai, et j’adore cet aspect là. J’ai imaginé beaucoup de choses concernant l’histoire de son personnage, et en vérité j’adore le fait que l’on ne sache pas grand chose de notre astronaute. J’aime beaucoup le fait que nous puissions lui créer et lui donner n’importe quels traits de caractère.
Pour moi, c’est une femme, mais nous avons bien fait en sorte que ce personnage n’ait pas de genre défini. Non seulement pour toucher le plus de monde possible, mais également pour éviter toute hétéro-normativité. J’aime à penser que notre astronaute est connecté d’une manière ou d’une autre à Ripley (du film Alien), mais cela vient juste de moi.
Peter : Étrangement, les origines du personnage principal n’ont jamais fait partie de mes inquiétudes premières. Je pense que le fait que nous ne sachions rien nous-même de son histoire (et n’essayions pas de sous entendre quoi que ce soit) a en fait participé à cette ambiguïté; c’est une sorte de rétention d’information si vous voulez.
Nous avons même intentionnellement conçu le design de l’astronaute de façon à ce que son genre soit visuellement ambigu, pour que les joueurs puissent se mettre plus facilement à la place du personnage (j’en veux pour preuve le fait que presque tous nos playtesters structurèrent leur feedback en utilisant le pronom personnel associé à leur propre genre).
Peut être que l’astronaute a été cryogénisé si longtemps qu’il a perdu tous ses souvenirs, mais ce qui importe réellement est ce qui lui arrive après le crash du vaisseau. Ceci étant dit, cela ne me dérangerait pas de revisiter le concept de Stranded à l’avenir pour concevoir une sorte de prequel – à condition de ne pas s’écarter trop de l’original – qui compléterait plutôt que contredirait les thèmes déjà évoqués. J’ai quelques idées en tête quant à comment cela pourrait fonctionner.
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Game Sphere : Je pose maintenant une question à toute l’équipe : quelles ont été vos principales sources d’inspiration et références culturelles lors de la conception du jeu, de sa direction artistique et de sa musique ?
Peter : J’ai vraiment grandi avec les jeux d’aventure, donc ce genre de jeu et plus particulièrement le gameplay des point & click, m’a toujours paru très naturel. L’idée originelle fut de concevoir un environnement qui provoquerait un sentiment de solitude et d’isolement chez le joueur, et d’utiliser cela comme fondation d’une histoire. Alors que ce concept mûrissait, d’autres choses me vinrent à l’esprit, comme par exemple Shadow of the Colussus (mon jeu favori) et Le Chateau dans le Ciel du studio Ghibli, qui me servirent de source d’inspiration pour les géants qui sont passifs et bienveillants.
A la base, lorsque j’eus le concept de Stranded j’écoutais beaucoup de Boards of Canada parce que je trouvais leur musique très évocatrice pour ce désert aride que je souhaitais créer. A mesure que le développement avançait, le style de musique électronique que nous concevions se diversifia pour essayer d’imprégner les mêmes paysages d’autres personnalités correspondant à d’autres parties de l’histoire.
Steven : Concernant le sound design, je me suis vraiment basé sur le style graphique pour rester fidèle à l’univers. Je voulais créer quelque chose qui le rendrait plus réel, qui vous fasse ressentir la claustrophobie d’être dans une combinaison d’astronaute, et qui renforcerait l’unité du lieu. J’ai également essayé de rendre beaucoup de choses ambiguës, de façon à ce que le joueur ne sache pas si la personne dans la combinaison est paniquée ou non (j’ai également conçu le bruitage de respiration du personnage de façon à ce que l’on ne puisse pas distinguer son genre).
Quand Peter m’a demandé de rejoindre l’équipe pour contribuer à la partie sound design, je venais juste de voir Gravity donc c’est définitivement quelque chose qui m’a influencé sur Stranded. Je voulais également qu’il contienne des éléments de rétro-futurisme, grâce à l’utilisation de synthés analogues pour créer certains sons, puisque je trouvais que cela correspondait vraiment à l’ambiance du jeu.
Midio : Hmmm, mes sources d’inspiration pour les backgrounds du jeu viennent de plusieurs choses. J’ai étudié et utilisé beaucoup de choses de Prometheus et Alien pour transmettre l’atmosphère de solitude et d’étrangeté que nous souhaitions instaurer dans le jeu. J’ai également utilisé comme référence des photos de Mars et des canyons sur Terre.
Je souhaitais créer une expérience ‘presque’ familière grâce aux backgrounds du jeu, comme s’il existait une connexion avec les choses de nous connaissons sur notre propre planète, de manière à ce que nous nous demandions si les constructions rencontrées dans le jeu n’auraient pas été construites par des hommes.
La plupart des ruines dans le jeu sont inspirées de mon expérience de véritables ruines. Lorsque j’étais en école d’architecture, j’ai étudié les ruines industrielles de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème donc j’ai pu me rendre sur les ruines de plus de 150 usines désaffectées à São Paulo et les photographier.
La plupart des techniques mises en oeuvre pour rendre les textures, les effets de lumière, la couleur brique, la décadence, viennent de ma perception personnelle de ces ruines existantes. Metroid Prime fut également une énorme source d’inspiration pour les backgrounds, surtout lorsque – dans le jeu – Samus se trouve au sommet d’une sorte de structure et que l’on peut apercevoir une partie de la surface de la planète.
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Glauber : La plupart de mes propres sources d’inspiration sont communes à celles de Peter. J’adore Shadow of the Colossus et, comme il disait plus haut, j’avais déjà eu une idée similaire pour un jeu auparavant. Ce qui m’inquiétait le plus - du moins concernant le personnage principal – c’était d’éviter les clichés et stéréotypes vraiment plus que tout autre chose. J’étais rassuré, rien qu’en lisant les tweets de Peter, de savoir qu’il pensait la même chose, cela m’a donc redonné confiance en moi pour concevoir un personnage avec des traits féminins qui ne soit pas nécessairement attirant. Je suis également un grand fan des armures de science fiction, du genre casques, combinaisons, matos, etc …
Joe : En matière de musique, j’ai utilisé quelques sources d’inspiration. La première et la plus importante fut l’excellente vision de Peter concernant ce qu’il souhaitait pour chaque partie du jeu. Il me donna un document comportant des descriptions de chacune des ambiances et émotions qu’il souhaitait véhiculer dans chaque partie du jeu, en joignant également des exemples de groupes comme Boards of Canada, Bonobo, etc … Pour m’inspirer de ces sortes de sons sur-saturés, presque chatoyants de synthétiseur analogique couplés avec des sections au rythme plus lourd.
La deuxième source d’inspiration fut pour moi le cinéma SF des années 80, principalement le genre de choses que l’on peut entendre dans un Blade Runner de Ridley Scott – ce que Steven a appelé une sorte de rétro-futurisme – comme l’utilisation de sons modernes mais en y ajoutant de petites notes inspirées de l’époque des premiers synthétiseurs.
Encore une fois, tout ce qui est synthétiseur au son chatoyant, qui donne de se désaccorder légèrement tout en restant sur le bon ton, lui donnant un air un peu inquiétant et étranger, tout en restant fermement ancré dans une musique agréable à l’écoute. La dernière influence majeure, pour moi, vient d’artistes tels que Ital Tek et Scuba, un genre qu’on pourrait qualifier de “future garage” ou “post dubstep”.
Je me suis inspiré de ce type de musique car c’est très “spatial” et ambiant comme genre. Ça a mené à des sections rythmiques avec différentes couches de cymbales, des shakers, de la batterie en fond et autre, tout en utilisant un tempo en demi-temps (c’est à dire une percussion par mesure). Ces percussions en demi-temps, combinées à d’autres qui sont plus brouillonnes, sont autant d’éléments qui donnent une impression pesante à la musique, avec malgré tout une inertie et une avancée réelle dans la musique, et ce tout semblait vraiment juste pour le style artistique et le contexte du jeu que nous utilisons.
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Game Sphere : Cela me rappelle combien les sentiments et les émotions sont universels, quel que soit l’endroit où l’on vit sur Terre. Je suppose que concevoir Stranded et trouver des gens pour l’aider n’a pas posé à Peter un trop gros souci considérant l’universalité des thèmes abordés. Qu’en pensez-vous ?
Midio : Hmm, il est difficile de répondre à cette question. Je pense que certaines émotions sont universelles. Elles sont partagées par les hommes et certains questionnements du genre humain restent les mêmes d’un peuple à un autre quelle que soit leur origine. Cela dit, la façon dont les gens perçoivent certaines émotions et certains sentiments est – selon moi – modelée par notre milieu culturel qui change notre perception des choses. Prenons comme exemple la frustration, l’amour, la déception, la tristesse, le bonheur, la solitude : tout le monde a déjà ressentit ces choses là à un moment de sa vie. Nous n’avons pas de contrôle sur comment les autres le perçoivent, et c’est complètement en dehors du champ d’action des artistes et designers, mais c’est ce qui rend la création en général vraiment intéressante.
Le truc vraiment bien avec Stranded, c’est qu’il aborde certains sentiments comme le désespoir et la solitude et nous – les designers – laissons la liberté aux joueurs de les ressentir par eux même. Nous n’avons pas besoin de rajouter un texte mentionnant “vous vous sentez seul” ou “regardez comme votre respiration est lourde”, c’est quelque chose que les joueurs ressentiront eux même, s’ils ont les outils pour.
Laisser beaucoup de choses en suspens, sans les expliquer concrètement (l’histoire du personnage principal, qui sont les géants, etc…) permet aux joueurs de vivre une expérience personnalisée et basée sur leur propre histoire. Je pense aussi que le thème de la science fiction est plutôt répandu dans la société d’aujourd’hui, et quand il s’agit de l’occident il faut admettre que la plupart des références culturelles sont partagées et comprises de tous.
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Game Sphere : Bon, je pense qu’il est temps de terminer. S’il y a quoi que ce soit que vous souhaiteriez ajouter, faites le ici :
Midio : Travailler sur Stranded a vraiment été super. Peter est devenu un bon ami, j’ai découvert beaucoup de nouvelles techniques et ai amélioré mon style à plein de niveaux différents. Je lui suis reconnaissant de m’avoir donné cette opportunité de travailler avec lui et toute l’équipe. Si quiconque souhaite me poser des questions concernant le jeu ou quoi que ce soit d’autre, vous pouvez me contacter ici midio90[at]gmail.com, je serai ravi de pouvoir vous aider.
Peter : Je rejoins Lucas sur ce point; j’ai drastiquement amélioré mes compétences pendant ce projet, et me suis fait beaucoup de bons amis. Honnêtement, je n’aurais pas pu espérer une meilleure équipe avec qui travailler. Stranded était censé n’être qu’un projet de petite ampleur que je terminerais avant d’aller à l’université, mais petit à petit il est devenu quelque chose de beaucoup plus ambitieux. Les retours sur le jeu ont été supers, et le fait d’avoir créé quelque chose avec lequel les joueurs ont pu trouver une telle connexion - avant même que je commence à étudier réellement le game design – est plus que ce que j’aurais pu imaginer.
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Game Sphere : De la part de nos lecteurs et de toute l’équipe Game-Sphere.fr, je vous remercie beaucoup d’avoir accepté de faire cet entretien avec nous et vous souhaite bonne chance pour la suite.
Midio : Merci encore une fois pour l’intérêt que vous nous portez et votre soutien, vous avez toujours été super !
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Interview très complète et vraiment intéressante, ça donne envie de tester ce jeu !